...Back in the days...
Il est pratiquemment 5h00, mon ventre gargouille, plus que quelques minutes à mon shift, j'ai faim... Je ferais n'importe quoi pour manger un morçeau.
(Les hauts-parleurs crachent d'une voix stridantes)
- UN COMMIS D'ÉPICERIE EST DEMANDÉ AU DAIRY, UN COMMIS D'ÉPICERIE AU DAIRY !)
Étant dans le rayon des bières tout juste à côté du dairy, je déduis que c'est moi l'heureux élu et je me dirige vers le dairy pour effectuer mon boulot. J'arrive et le gérant du département, qui est particulièrement de mauvaise humeur aujourd'hui, me commande distraitement tout en vaquant à ses occupations :
- Va porter la palette de lait dans l'entrepôt, tout de suite !
Je me retourne et je regarde la tour de bacs de lait qui touche quasiement au plafond. L'entrepôt est à l'autre extrémité complète de l'épicerie et j'évalue mes chances à 10% de m'y rendre sans pépin. C'est un très faible pourcentage quand on regarde cette palette qui pourrait nourrir l'Afrique toute entière durant 1 mois.
Ma mère m'a toujours dit de redoubler d'ardeur devant l'adversité, j'évalue donc mes chances à la hausse... on en est à 20%.
J'attrape la poignée du
lift et je me mets à pomper pour soulever la charge. Je dois mettre tout mon poids pour réussir la soulever. Après deux ou trois coups d'humilités, je tire à deux mains et les roues avancent difficilement, je continue de tirer... le sommet de la tour se met à tanguer... mais se stabilise. Je prend petit à petit mon aire d'aller. L'épicerie est bondée de monde, je dois donc conduire le destin de l'Afrique tout en jouant les brigadiers.
- SVP ! Merci ! SVP ! Merci !
Je m'en tire quand même bien et j'ai rapidement la moitié du trajet de fait. Les gens me regardent un peu inquiets de me voir avec une telle charge, ils sont toutefois rapidement rassurés en lisant mon regard qui leur lance :
- Ne vous inquiétez pas, je suis un professionnel''.
La cargaison roule toutefois de plus en plus vite et elle roule maintenant pratiquemment seule. Mais Je ne m'en fais pas vraiment, mon attitude de professionnel me donne l'impression que je ne peux tout simplement pas faire d'erreur. Je n'ai qu'à rouler tout droit et continuer mon travail de brigadier et tout ira bien, c'est moi le Tiger Woods des commis d'épicerie.
La voie s'éclaircit, il n'y a presque plus personne devant moi, je n'ai plus qu'à faire un mini tournant d'environ 15 degrés vers la droite et je suis rendu. J'arrive au bout de la rangée et j'entrepend le transfert de poids pour un tournant en douceur... enfin j'essaie.
Je me rend compte que je roule beaucoup trop vite et que je n'ai tout simplement plus le contrôle du
lift... Rien ne tourne, Je sens le Congo retenir son souffle, je le sens tirer avec moi.
Je me retourne pour voir où je me dirige et j'aperçois avec stupéfaction que c'est un comptoir chauffant remplit de poulets bien cuits, bien chauds, prêts à manger... ils semblent si bons... Je me dois d'arrêter ce
lift ! Je tire de tout mon corps qui ne fait que valser au bout de la poignée.
Ma vie s'arrête durant un instant et je prie tous les dieux d'arrêter ce foutu
lift avant que les droits de la personne ne m'accuse d'affamer tout un peuple.
Rien n'y fit, ma cargaison s'écrase contre le comptoir et les bacs tombent directement sur les poulets, les sacs brûlent, fondent... et se déversent dans les éléments chauffants... C'est un gâchis total.
Je regarde la scène impuissant, une foule se masse autour de moi et la flaque impressionnante de lait par terre. Je les regarde tous distraitement un peu perdu... Eh bien quoi ? Même Tiger Woods peut rater un roulé.
(Voix stridantes)
- LE GÉRANT D'ÉPICERIE EST DEMANDÉ À LA PORTE DE L'ENTREPÔT, LE GÉRANT DE L'ÉPICERIE EST DEMANDÉ À LA PORTE DE L'ENTREPÔT !
Aussi bien crier que c'est mon dernier shift dans cet uniforme... Le gérant arrive et ne dit pas un mot. Il reste béât devant l'ampleur du dégât, son visage rouge de stupéfaction fait contraste avec la blancheur du décor. Je trouve le moyen de lui lancer la phrase la plus de circonstance :
-En tout cas... plus besoin de badigeonner le poulet ! (rire nerveux)
Il me regarde et semble presque la trouver bonne... Il se penche et déconnecte le comptoir chauffant, il se dirige ensuite sans dire un mot dans l'entrepôt et revient avec une chaudière et une moppe et me dit tout simplement :
- Ramasse tout ça... et tu pourras t'en aller chez toi.
Il tourne les talons et retourne vaquer à ses occupations... Je m'attendais à la pire colère du siècle, mais non, rien. Je me dis en ramassant mon dégât que ça ne se peut pas, c'est impossible que je m'en sorte ainsi.
Je termine le boulot, je punch, je quitte...
Je me présente le jour suivant et j'ai la suprise de réaliser que le gérant d'épicerie n'est plus le même, il a quitté son boulot pour un autre. Je n'aurai aucun blâme, tout est oublié.
Je suis né sous une bonne étoile.